Tiberio Graziani|Les Йtats-Unis utilisent l’Europe comme tкte de pont pour attaquer l’Eurasie|30.03.2009

Tiberio Graziani

Les Йtats-Unis utilisent l’Europe comme tкte de pont pour attaquer l’Eurasie

Dans un entretien а la tйlйvision Russia Today, le gйopoliticen Tiberio Graziani souligne la dйpendance de l’Italie en particulier et des Йtats ouest-europйens en gйnйral vis-а-vis des Йtats-Unis. Une vassalitй qui empкche Rome et Bruxelles de dйfendre leurs intйrкts et les contraints а considйrer Moscou comme un adversaire et non un partenaire.

Anastasia Haydulina pour Russia Today : Les gouvernements du monde entier sont en train d’adopter des mesures protectionnistes. Ce qui produit un impact а tous les niveaux de la sociйtй. En Italie on assiste а un plus grand appui aux politiques anti-immigration de la droite. Comment va faire l’Italie, et comment ferons-nous tous, pour dйpasser la crise financiиre mondiale ?

Tiberio Graziani : Avant tout nous devrions rйflйchir sur les causes de cette crise financiиre, qui a atteint aussi la production au niveau industriel, d’abord aux Йtats-Unis puis dans tout le systиme occidental, constituй par le triumvirat bien connu : Йtats-Unis, Europe occidentale et Japon. La crise a influencй tout le marchй mondial. Pour ce qui concerne l’Italie, les effets se sont manifestйs avec un lйger retard et, je crois, seront plus marquйs au cours de 2009 et 2010.

Car l’йconomie italienne est principalement fondйe sur des petites et moyennes entreprises, il n’y a pas de grosse concentration industrielle, et, donc, l’Italie tend а avoir cette plus grande flexibilitй qui est nйcessaire pour affronter et contenir la crise. Mais la crise sera trиs profonde. Nous ne serons en mesure de dйpasser une crise financiиre qu’en opйrant dans un contexte gйoйconomique continental. Ceci signifie que nous devrions chercher des solutions qui impliquent les йconomies des pays йmergents comme la Russie, la Chine et l’Inde. La crise ne peut pas кtre dйpassйe qu’avec des solutions nationales ou des solutions йlaborйes а Bruxelles exclusivement par l’Union Europйenne.

RT : Parlons de la rйcente crise du gaz. L’Italie n’en a peut-кtre pas pвti comme les Balkans et l’Europe orientale mais elle йtait de toutes faзons parmi les pays pris en otage. La vйritй a cependant йtй gardйe cachйe. Quelle est la vйritable raison de la dispute ?

Tiberio Graziani : La raison de la dispute du gaz entre Kiev et Moscou est de fait une rйponse de l’extension de l’Otan а l’est, et de l’йlargissement de l’Union Europйenne aux pays de l’Europe Orientale. Ces deux mouvements simultanйs d’expansion ont йtй vus а Moscou comme une sorte d’agression menйe dans son entourage immйdiat.

Ce genre d’expansion a commencй en 1989 aprиs la chute du Mur de Berlin. Depuis ce moment-lа, les Йtats-Unis ont dйcidй de contrфler toute la planиte. Ils ont choisi l’Europe Occidentale comme point de dйpart pour avancer vers la Russie et l’Asie centrale. Il est en effet connu que l’Asie centrale a d’йnormes gisements de gaz et de pйtrole.

Les Йtats-Unis commencиrent ainsi а influencer les pays du Pacte de Varsovie et certaines ex-rйpubliques soviйtiques comme l’Ukraine.

Depuis 1990, l’Ukraine a commencй а sйparer son propre avenir gйopolitique de son assise naturelle, et donc de Moscou. Si nous analysons ce qu’on a appelй la « Rйvolution orange » [1], nous pouvons nous rendre compte que derriиre ces conquкtes de la soi-disant sociйtй civile ukrainienne on trouvait les intйrкts de Washington. Nous ne devons pas non plus oublier le rфle des dits philanthropes tel Georges Soros non seulement dans la dйstabilisation de l’Ukraine, mais aussi dans celle des ex-rйpubliques yougoslaves.

Quand l’Ukraine a abandonnй ou tentй d’abandonner son propre contexte gйopolitique naturel, celui de partenaire privilйgiй de Moscou, il est йvident que Moscou a essayй de fixer le prix de son gaz sur celui du marchй, йtant donnй que l’Ukraine n’йtait plus un client privilйgiй mais un client comme tous les autres. Йvidemment la dispute a fini par toucher l’Europe, parce que les leaders ukrainiens manquent de souverainetй et sont pilotйs par des intйrкts occidentaux sous direction йtats-unienne. Au lieu de chercher un accord йconomique, comme on le fait habituellement entre pays souverains, l’Ukraine a aggravй la situation en soustrayant le gaz destinй aux pays europйens.

Cette vйritable raison de la crise a йtй ignorйe par la presse de l’Europe Occidentale, italienne comprise. Dans la dispute du gaz, la majoritй des journalistes italiens s’est concentrйe non pas sur les vraies raisons, mais sur la diabolisation du gouvernement russe : en disant que dans la question du gaz il avait utilisй la gйopolitique comme une arme, alors que le Prйsident Medvedev et le Premier ministre Poutine ne faisaient qu’appliquer des prix de marchй а des rйactions йconomiques normales sur le gaz.

RT : L’Ukraine est au bord de la faillite. La Russie ne peut pas compter sur le fait que l’Ukraine paiera des tarifs fondйs sur des prix de marchй, l’an prochain.

Tiberio Graziani : Je crois qu’il est possible de trouver un accord йconomique. Moscou et Kiev peuvent aussi nйgocier des rйductions. Je voudrais encore une fois souligner qu’il ne s’agit pas que d’un problиme de transactions йconomiques, d’importation et d’exportation. C’est une question gйopolitique. Il est йvident que si l’Ukraine choisit de se ranger avec l’Occident sous la conduite de Washington, cela influencera non seulement le commerce du gaz, mais aussi d’autres aspects йconomiques. Je crois, donc, qu’il sera possible de trouver une solution йconomique, mais la rйsistance vient de Kiev, car cela dйpend des intйrкts de Washington.

RT : А propos de Washington, parlons des bases militaires йtats-uniennes sur le territoire italien. Quelle est votre opinion а ce sujet ?

Tiberio Graziani : La majoritй des gens est consciente de la prйsence des bases militaires mais n’en est pas consciente politiquement. Voila pourquoi, dans le cas de l’extension de la base militaire de Vicence, au nord-est de notre pays, on a surtout fait des considйrations de caractиre environnemental. Le motif principal et fondamental est par contre restй cachй, alors qu’en rйalitй cette extension sert aux forces armйes йtats-uniennes : dans le but de les mettre en mesure d’opйrer en coordination avec une base militaire assez proche, situйe en Serbie (Camp Bondsteel, NdT), elle aussi dйpendante de Washington. Dans l’avenir il sera possible, pour les USA, d’opйrer dans des pays frontaliers et au Proche et Moyen-Orient, dans des nations comme la Syrie et l’Iran, et dans une certaine mesure, en Russie aussi. La nation yougoslave, dans ce cas la Serbie, n’a pas йtй choisie par hasard, mais parce qu’elle a des affinitйs culturelles et ethniques avec Moscou.

RT : La crise du gaz a exaspйrй les tensions entre la Russie et l’Union europйenne, et de nombreux Йtat europйens sont dйjа en train de chercher des fournisseurs alternatifs. La Russie a-t-elle une raison de s’en prйoccuper ?

Tiberio Graziani : Non, je ne crois pas que la Russie doive en кtre prйoccupйe. Je pense que chaque pays doit chercher les meilleures opportunitйs sur le marchй pour s’assurer ses fournitures йnergйtiques et son autosuffisance. Dans un contexte gйopolitique eurasiatique plus vaste, je crois que les relations entre la Russie et l’Europe, et entre la Russie et l’Italie, devraient se fonder sur leurs intйrкts йconomiques : sur l’йchange de nouvelles technologies de frontiиre, de technologie militaire, de ressources йnergйtiques et, йvidemment, des relations culturelles. Je pense que les relations culturelles entre l’Union europйenne et l’Italie, et, naturellement, la Fйdйration russe, devraient кtre renforcйes.

Aprиs la Seconde Guerre mondiale, il y a pus de 60 ans, ces relations ont connu un dйclin parce qu’elles ont йtй entravйes par la classe intellectuelle et politique europйenne qui a soutenu l’occidentalisation ou amйricanisation de la culture europйenne. Si nous comparons la littйrature europйenne et celle de l’Italie de ces derniиres annйes avec celles des annйes Trente, nous pouvons remarquer que beaucoup d’йcrivains utilisent une langue beaucoup plus incorrecte, avec de nombreux emprunts а l’anglais. C’est un rйsultat de la colonisation culturelle que Washington a menй depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est intйressant de noter que cette tendance est aussi prйsente dans les pays de l’ex-bloc soviйtique.

RT : Quelle est la ligne italienne qui prйvaut dans les rapports avec la Russie ? Les Russes peuvent-ils compter sur le fait que l’Italie joue un rфle pour amйliorer les relations entre la Russie et l’Union europйenne ?

Tiberio Graziani : Bien sыr, йvidemment l’Italie, avec d’autres pays de l’Union Europйenne, est un partenaire potentiel de la Russie. Mais pour кtre un vйritable partenaire et pas seulement potentiel, l’Italie devrait avoir une plus grande libertй et la souverainetй politique totale, qu’elle n’a pas pour le moment.

Je voudrais rappeler qu’en Italie il y a plus de 100 sites militaires qui dйpendent, directement ou indirectement, des Йtats-Unis, et qui font partie du plan йtats-unien d’influence et d’occupation militaires de toute la pйninsule europйenne. Dans ces conditions l’Italie et d’autres pays sont limitйs dans l’expression de leurs intйrкts politiques et йconomiques. Mais il faut aussi reconnaоtre que ces derniиres annйes la politique йconomique du prйsident Poutine, d’abord, et de l’actuel prйsident Medvedev, a jetй les bases pour que l’Italie devienne un vйritable partenaire de Moscou, pas seulement d’un point de vue йconomique mais aussi du point de vue politique et, je crois, militaire. L’Italie est situйe dans la zone mйditerranйenne et elle occupe une position stratйgique importante. En outre sa position centrale est aussi fondamentale а un niveau gйopolitique, par rapport а l’Afrique du Nord et au Proche et Moyen-Orient. Il serait juste qu’elle l’utilise а des fins d’intйgration eurasiatique.

Je crois que le relations entre la Russie et l’Italie vont en s’amйliorant : les entrepreneurs italiens sont en tain d’aller dans la bonne direction, parce qu’ils arrivent а dйpasser les limites imposйes par un pouvoir politique qui vient directement de Washington et Londres.

RT : Vous кtes trиs critique а l’йgard de Washington, et vous dйcrivez les Йtats-Unis presque comme une nation impйriale. Mais nous ne vivons plus, dйsormais, dans un monde unipolaire.

Tiberio Graziani : Je suis trиs critique а l’йgard de Washington parce qu’il a inclus l’Europe dans son propre espace politique et la considиre comme une tкte de pont pour attaquer tout le sol eurasiatique. Cela me rend critique, mais il faut naturellement aussi toujours tenir compte de l’importance et de la signification des Йtats-Unis. Et les Йtats-Unis devraient comprendre aussi que l’йpoque oщ ils йtaient une super-puissance est terminйe. Actuellement, au 21иme siиcle, nous avons au niveau gйopolitique un systиme multipolaire avec la Russie, la Chine, l’Inde, les Йtats-Unis et certains pays d’Amйrique du Sud, qui eux aussi sont en train de crйer leur entitй gйopolitique : je fais rйfйrence au Brйsil, а l’Argentine, au Chili, au Vйnйzuela et йvidemment aussi а la Bolivie. En particulier, la plus grande libertй dont jouissent ces pays sud-amйricains peut permettre а l’Union europйenne de quitter le bloc occidental dominй par les Йtats-Unis et par la Grande-Bretagne.

RT : Vous connaissez les ponts chauds de l’Europe et les rйgions sйparatistes. Vous avez fait partie des observateurs des йlections en Transnistrie. Il y a une оle au large de la Sardaigne en Italie (Malu Entu) qui vient juste de dйclarer son indйpendance, qui dit s’inspirer de l’Abkhazie et de l’Ossйtie du Sud. Existe-t-il une formule universelle avec laquelle on peut aborder la question du sйparatisme ?

Tiberio Graziani : Les questions sont complиtement diverses. En Sardaigne il y a un mouvement politique sйparatiste, mais en Italie d’autres sйparatistes /sйcessionnistes siиgent maintenant au Parlement et sont au gouvernement. Pour ce qui concerne la Transnistrie [2], il est nйcessaire d’йvaluer la situation du point de vue gйostratйgique. La Moldavie et la Roumanie ressentent le poids des Йtats-Unis et de l’OTAN. Le conflit de la Transnistrie fait partie de ceux qu’on appelle conflits gelйs. Je pense que l’indйpendance de la Transnistrie serait intйressante, parce que dans ce cas-lа elle deviendrait une zone oщ les Йtats-Unis ne pourraient pas entrer. Ce serait un territoire libre du pont de vue eurasiatique, car la Transnistrie aurait sa souverainetй. Je n’analyse pas cette rйpublique sur la base de son gouvernement actuel. Je me borne а en analyser sa situation gйostratйgique et gйopolitique. Car si la Transnistrie est une rйpublique autonome cela signifie que, sur son petit territoire, il n’y a pas de bases de l’OTAN.

Entretien disponible en version anglophone sur Russia Today, version italienne traduite par Manuela Vittorelli sur Eurasia. Rivista di studi geopolitici. Version franзaise de Marie-Ange Patrizio.

[1] « Washington et Moscou se livrent bataille en Ukraine », par Emilia Nazarenko et la rйdaction ; « Ukraine : la rue contre le peuple », Rйseau Voltaire, 29 novembre 2004.

[2] Sur la Transnistrie, voir : « Au cњur de la Guerre du gaz, la petite Rйpublique de Transnistrie » et « Tiraspol, base avancйe de l’armйe russe ? », par Arthur Lepic, Rйseau Voltaire, 3 juillet et 15 aoыt 2007 ; « En 1992, les Йtats-Unis tentиrent d’йcraser militairement la Transnistrie », par Thierry Meyssan, Rйseau Voltaire, 17 juillet 2007.